Cher Bertrand,

Catégorie : Au Cinéma

Depuis le jeudi 25 mars 2021, le ciel pourtant bleu est comme voilé depuis que nous avons appris la nouvelle : « Bertrand Tavernier nous a quittés ». Cela aurait pu vous amuser de lire une telle expression vous qui saviez parler de vos amis américains, français et autres disparus avec le même sentiment de réelle présence que pour ceux qui étaient encore bel et bien vivants. Vous le faisiez volontiers parce que toutes ces rencontres vous nourrissaient au présent avec une pleine conscience de la chaîne réunissant tous ceux- créateurs, critiques, exploitants, producteurs, cinéphiles- qui avaient un jour compris combien le cinéma était un révélateur du meilleur de la vie. Une vision du cinéma qui était l'antithèse de cette étrange solitude un peu maladive que peuvent décrire certains : voir un film, faire un film était pour vous l'occasion non de se fermer au monde mais de mieux le comprendre, mieux y vivre. En fait, en parlant avec vous nous savions que Jean Renoir, John Ford, Michael Powell, André de Toth, Claude Sautet, Philippe Noiret, Romy Schneider ne nous avaient en réalité jamais quittés et étaient aussi présents que Martin Scorsese, Quentin Tarantino, Arnaud Desplechin, Isabelle Huppert ou Jane Campion.

« Nous a quittés » quel paradoxe qu'utiliser cette expression figée vous concernant car vous ne nous quittiez jamais complètement lorsque des cinéphiles de Dordogne ou d'ailleurs vous ramenaient vers tel train ou telle autre projection complétant ces périples de « cinéphile-pèlerin » dont vous aviez le secret. Je me rappelle combien infatigable vous étiez au gré de ces chances incroyables que vous nous offriez en venant à la rencontre du public.

J'aimerais vous reparler de votre dernière venue sous nos cieux c'était en novembre 2016. Vous aimiez la Dordogne par-delà le fait que vous y aviez tourné La fille de D'Artagnan. Vous connaissiez le Buisson depuis des années et aviez découvert notre petite option de Ribérac en 2015 pour une belle projection autour du Centenaire de 14-18 avec la projection de La vie et rien d'autre et Capitaine Conan sans oublier Les croix de bois de Raymond Bernard en carte blanche. Ciné Passion forcément ne pouvait rêver meilleure figure tutélaire pour incarner ce qu'est l'amour du cinéma et la vie alors semblait élargie par l'amour du cinéma. Je n'oublierai jamais les étoiles dans les yeux et les sourires de ceux qui vécurent cette parenthèse enchantée : Maitena, Jacques, Christiane, Denis, Stéphanie, Rafael, Thierry, Benoit, William, Vincent, Delphine, Guillaume, Maeva, Blanche et tous les autres... c'était très beau de voir comment vous apportiez de l'enthousiasme à ceux qu'on connaît bien.

Je me rappelle par exemple la présentation de Voyage à travers le cinéma français devant un parterre de lycéens à Ribérac suivi du feu roulant de questions durant l'automne 2016. Ils avaient vu votre film le matin mais aussi Le jour se lève de Marcel Carné. Certains avaient eu, quelques mois auparavant, la chance d'être accueillis dans les locaux de Little Bear en compagnie de votre fidèle producteur Frédéric Bourboulon, de votre assistante Marine Bertrand et de votre monteur Guy Lecorne : vous leur aviez montré un bout à bout d'une heure et des poussières de quelques « chapitres » et étiez attentifs à leurs réactions d'adolescents du XXIème siècle face à un cinéma si proche et pourtant si lointain.

Votre souci de transmission était impérieux et évident mais jamais paralysant ; et c'était assez étonnant de constater comment leurs langues se déliaient grâce à vous mais aussi comment ensuite ces graines ont germé, suscité des cinéphilies atypiques chez des jeunes pour qui Renoir, Gabin, Carné ou Sautet devenaient familiers, vivants.

Parfois, vous regardiez le public pour mieux répondre. Je vous revois bien droit avec force gestes et verbe haut. D'autres fois vous courbiez votre stature imposante, rentriez vos grands bras comme vos larges épaules et parliez tout doucement comme par timidité, ce qui paraît incroyable mais je vois aussi là le signe inconscient que vous vous mettiez simplement à notre portée, humblement.

Je me rappelle ensuite le trajet où je vous amenais au Buisson de Cadouin rejoindre l'ami Bruno Garrigue qui organisait la séance du soir. Un peu fatigué peut-être ? Que nenni ! Il fallait faire attention à la route tout en veillant à bien rebondir d'un sujet vers l’autre entre évocation d'un film, indignation face à tel événement, commentaires sur l'état de l'éducation nationale, actualité politique, référence à tel enregistrement de Bach ou de Dizzy Gillespie et j'en passe.

Et on enchaîna avec ce repas magnifique où je revois votre façon de vous frotter les mains de gourmandise, réentends ce moment où vous chantiez telle chanson oubliée ou la conversation contradictoire sur tel ou tel cinéaste. Rencontre avec un autre public, autres échanges magnifiques, toujours cette infatigable conversation...qui ne s'arrête pas durant le trajet vers l'hôtel puis dans le salon mais il fallait bien à un moment se décider à dormir même si l'envie était grande de vous écouter, de parler jusqu'au bout de la nuit. Donc extinction des feux pour quelques petites heures. Pas grave : lors du petit déjeuner, c'était reparti !

Même si, le matin, nous nous étions dit au revoir alors que Bruno vous amenait vers le train qui vous menait vers une troisième rencontre publique à Libourne cette fois, vous ne nous quittiez jamais complètement car le bon feu de votre parole surgissait un peu partout sur les ondes, sur les écrans, sur votre indispensable blog de la SACD ou encore par vos publications chez Actes Sud/Institut Lumière  comme pour continuer, compléter, anticiper le flux de cette conversation si foisonnante, précise, drôle, passionnée. Et c'était sans compter en plus sur votre souci de toujours correspondre, envoyer des nouvelles ou y répondre.

Vous aimiez beaucoup R L Stevenson et nous parlions souvent de ses écrits comme de beaucoup d'autres car vous étiez un insatiable lecteur. Ce grand écrivain -tant aimé par votre ami Michel Le Bris dont vous évoquez la disparition dans le dernier billet du blog- disait dans un essai : « C'est par la conversation seulement que nous pouvons nous connaître et connaître notre époque. Bref, le premier devoir d'un homme est de parler. C'est d'ailleurs sa principale occupation ici-bas, et la conversation qui est la recherche d'une harmonie entre les paroles de deux personnes ou plus est, et de loin, le plus accessible des plaisirs. Elle ne coûte aucun argent, elle est tout bénéfice, elle complète notre éducation, scelle et entretient nos amitiés, et peut être appréciée à n'importe quel âge, dans presque n'importe quel état de santé. ».

Vous étiez un homme d'écoute bien évidemment.

Ecoute envers le monde qui vous a amené à radiographier la société française avec une acuité bien plus percutante que tous les pensums : L627, De l'autre côté du périph, L'appât, ça commence aujourd'hui, Holy Lola ou Quai d'Orsay. Autant de films que vous avez entrepris afin de comprendre et de faire comprendre un monde, un mécanisme qui vous avait saisi en lisant un journal, en écoutant une émission radio, en discutant avec un ami. Très souvent, les liens que vous aviez su tisser avec ceux qui se trouvaient impliqués dans ces pans de France et du monde -car vous étiez un globe-trotter à la fois bien Français et citoyen du monde que ce soit pour tourner, rencontrer le public, aller voir des « collègues » - restaient vifs des années après le tournage.

 Cette même écoute faisait de vous l'un de ces rares artistes engagés de notre temps si cynique et désabusé : intervenir dans les médias pour pourfendre ce qui vous semblait injuste ou défendre ce qui vous semblait précieux était naturel pour vous. J'ai pu suivre aussi bien votre combat de grande envergure contre les accords scélérats du GATT ou de l'AMI qui auraient pu mettre fin à notre précieuse exception culturelle française que celui pourtant bien moins ample qui vous amena à vous intéresser au sort de l'enseignement cinéma de notre petit lycée de Ribérac. Deux combats parmi de nombreux combats : contre la colorisation des films, contre la double peine, pour le droit des auteurs, pour une économie équitable et solidaire, contre le règne du marché, contre les mines antipersonnels... vous étiez redoutable face à toute expression de la connerie humaine mais c'était pour mieux louer ce qu'il y avait de plus beau, de plus vrai, de plus essentiel.

Cette écoute était le signe de votre insatiable curiosité qui faisait le cinéphile, le lecteur, le mélomane, le féru d'Histoire le plus incroyable qu'il m'ait été donné de rencontrer à ce jour. On pourrait se dire que vous étiez de ceux qui disent avoir tout lu, tout vu, tout écouté en me lisant. Mais c'était exactement le contraire : votre appétit inextinguible de ce que vous ne connaissiez pas encore, votre capacité à réévaluer au gré d'un échange ce que vous aviez déjà croisé étaient plus puissants que la tentation d'étaler comme acquise votre immense érudition. Pas de posture de « sachant » chez vous qui en saviez tellement mais toujours cette aptitude à révéler le meilleur chez vos interlocuteurs, à vous intéresser réellement à l'échange.

Comprendre le monde d'aujourd'hui et d'hier en fait : une large part de votre filmographie a exploré l'Histoire. Revoir vos films permet de plonger dans des contextes et mentalités avec une amplitude remarquable : depuis le Moyen Age de La passion Béatrice- ce chef d'œuvre incompris que vous rêviez de voir restauré- jusqu'à la seconde guerre d'Irak évoquée à travers le prisme du Quai d'Orsay en passant par la régence dans Que la fête commence, la guerre de 14/18 dans La vie et rien d'autre et Capitaine Conan, les guerres de religion dans La princesse de Montpensier.

Vous disiez souvent votre attachement à l'Histoire, à la nécessité vitale de bien l'enseigner et étiez navré par les errances pédagogiques qui empêchaient la transmission dans ce domaine et dans bien d'autres. Vous étiez exaspéré, indigné par bien des dysfonctionnements de la société y compris dans le domaine du cinéma et nous invitiez comme vous à toujours analyser, comparer, interroger les évidences surtout si elles n'allaient pas dans le sens du Bien commun ou plutôt de ce concept magnifique de décence commune (common decency emprunté à Orwell et repris par Michéa dont nous parlions souvent).

Vous aviez mille fois raisons de remettre en question le prêt à penser et de vous/nous informer régulièrement : il n'était pas rare de recevoir des liens vers des textes ou des sites, des pétitions à signer. En français ou en anglais car vous étiez parfaitement bilingue !

Vos films étaient aussi une affaire de passion pour la lecture puisque vous avez réussi à adapter avec inventivité et diversité des auteurs connus (Simenon, Mme de Lafayette, Jim Thompson...) ou méconnus (James Lee Burke, Roger Vercel, Pierre Bost...). Vous aviez même réussi le double pari de concevoir votre première comédie pure à partir d'une bande dessinée formidable Quai d'Orsay en inventant un feu d'artifice d'équivalences sur lesquelles ont buté tant de cinéastes et/ou scénaristes. Si vous adaptiez tant de livres variés, c'était en réalité que vous en lisiez beaucoup : des romans, des nouvelles bien sûr mais aussi des essais, des pièces de théâtre, de la poésie aussi. De tous les pays, de toutes les époques.

Et la musique bon sang j'allais oublier la musique ! Vous étiez un mélomane incroyable qui parlait divinement bien de musique et savait inventer des hypothèses incroyables : qui d'autre que vous aurait imaginé de mettre en vedette l'immense Dexter Gordon dans Round midnight LE GRAND film sur le jazz avec Bird de votre ami Clint Eastwood ?  Qui d'autre que vous aurait confié à Ron Carter la BO d'un film ancré en plein Moyen Age ? Vous aviez d'ailleurs une intuition assez incroyable pour trouver le bon sujet, la bonne alchimie avec chacun de vos collaborateurs que ce soient des scénaristes, des acteurs, des techniciens, des musiciens.

Je me souviens de notre première rencontre en 1996. C'était en Bourgogne plus précisément à Avallon. Jeune enseignant investi dans le Cinéclub François Truffaut avec mon ami Jean Marie Barbaro, je tremblais un peu en m'imaginant rencontrer de manière privilégiée un cinéaste dont j'avais vu tous les films et lu, relu, archi relu déjà 50 ans de cinéma américain cette Bible que tant de cinéphiles compulsent au moins chaque semaine. Et ce fut très vite autre chose qui se passa : la gentillesse, la discussion roulante et ininterrompue et les rigolades. Ces jours-là, je crois que j'appris l'essentiel en vous écoutant, en regardant vraiment avec vous ce chef d'œuvre qu'est Douce de Claude Autant Lara : à ma grande honte actuelle, alors jeune con un peu prétentieux, je pensais connaître et pouvoir classer le cas Autant Lara en n'ayant vu que 4 ou 5 films et vous me démontriez par A+ B qu'il « fallait toujours juger sur pièce » et que de toutes façons « une opinion n'est pas un fait » !

Je constatai aussi vos doutes absolument sincères et incroyables sur le montage en cours de Capitaine Conan (et bon sang là aussi quel chef d'œuvre évident qui tutoyait Renoir et Raymond Bernard malgré un tournage pour le moins compliqué en Roumanie) tout en mangeant et buvant en votre compagnie car la table est aussi un art d'être ensemble. « J'aime les gens qui doutent » chantait Anne Sylvestre. Soit mais pas n'importe quel doute chez vous. Le vôtre est l'exact contraire de l'indécision, de la versatilité ou du nivellement visant la neutralité : votre doute était celui de la capacité à nuancer, à remettre en question les a prioris et la mauvaise foi, à réviser telle œuvre à la lumière d'une découverte, d'un nouveau visionnage. 50 ans de cinéma français à ce titre est un modèle méthodologique dans le paysage critique : loin de cacher vos remises en question par un coup de baguette magique, vous les mettez en lumière- avec votre complice lui-aussi disparu récemment Jean-Pierre Coursodon- afin de montrer comment évolue votre regard critique.

Des séances il y en eut bien d'autres : à Lyon ou Paris, Bordeaux ou Toulouse, Périgueux ou Limoges et j'en passe...Toujours des découvertes, de l'enthousiasme, du partage.

J'ai lu en versant bien des larmes votre dernier billet du blog que vous animiez depuis des années. Avec votre gentillesse proverbiale -un peu comme si le grand pudique que vous étiez disait à nous tous, cinéphiles orphelins, en nous tapotant sur l'épaule : « Bon courage !  Il faudra bien continuer sans moi... » - vous m'invitez comme tous les habitués à lire et diffuser la romancière Gabrielle Roy dont je n'avais jamais entendu parler.

Et en plus des livres à foison, des DVD à regarder comme s'il en pleuvait : comme chaque fois, on ne sait par où commencer dans cette foison de conseils. L'une de vos plus longues chroniques intitulée par vos amis de la SACD « Adieu Bertrand », vous leur aviez demandé de la publier de manière posthume.

Quel choc, quel coup au cœur que recevoir cette dernière lettre amicale !

C'est promis je découvrirai cette romancière et je reverrai ce film de Huston ou découvrirai ce film italien signé Lattuada ou Carlo Lizzani. Maintenant, ce sera hélas plus facile de rattraper le retard concernant toutes ces lectures et visionnages et nous ne pourrons plus échanger, converger, diverger, nuancer, conseiller...

Transmettre, toujours transmettre. Penser aux autres, toujours penser aux autres. Votre mémoire, votre érudition, votre intelligence étaient immenses mais pas plus immenses que votre cœur qui pratiquait volontiers l'art d'aimer. Les œuvres, la vie, les gens. « Aimer c'est agir », je sais que vous aimiez beaucoup ce mot de Hugo.

J'essaierai d'être digne de ce que vous m'avez apporté, c'est promis.

Je ne dirai pas « adieu Bertrand » car cette formule ne me semble décidément pas la bonne vous concernant mais « à bientôt » en vous relisant, en revoyant vos films, en lisant des livres, en allant au cinéma, en écoutant des musiques, en militant, en travaillant, en vivant le plus droitement possible.

En fait, après avoir été abasourdi et démuni, j'ai maintenant envie de dire avec vous « la vie et rien d'autre : ça commence aujourd'hui !» cher Bertrand.

Avec ma plus profonde admiration, ma plus profonde reconnaissance, ma plus profonde affection

Jean-Jacques Manzanera, enseignant et Vice-Président de Ciné Passion